" Le deviseur du monde "

Nouvelle de Chantal Robillard
mise en page Jean-Antoine Scarpa

Un été, à quelque temps de là, deux d’entre nous partirent en vieille deudeuche. Volée dans la nuit aux parents, qui refusaient de s’en séparer, amarrée vaille que vaille sur le toit bâché, la Rosette tint bon contre vents et maréchaussée. Mais il fallut se relayer toutes les nuits pour ne pas se la faire piquer, la frontière passée. Basta ! On était furieux d’avoir à laisser la Titine dans le parking, bien trop cher, de la piazza Terminale, avec sa Rosette par-dessus : on risquait de ne plus jamais la revoir, il fallait d’urgence trouver Berto. Quand même, médusés par la beauté de la Sérénissime : il disait vrai, notre Pépé le Moko, oh que oui !

Il vint à l’un de nous deux, le plus sportif, donc moi, l’idée de monter dans la Rosette et de faire le tour des canaux. L’autre louerait un canot à moteur, pour faire camion-balai, au cas où. Ah, j’en aurai parcouru, des canaux, dans cette ville de brique rouge et de marbre blanc, j’en aurai vu des palazzi, des architectures à couper le souffle… Six jours à pagayer comme un fou, l’air d’un hamster dans sa roue, en tee shirt rose indien bien voyant sur le bleu paon de la barque, à éviter le motoondoso des bateaux, qui tentaient de m’écraser contre les fondamente, ou les coups de rames farouches des gondoliers des traghetti. Et à crier à pleins poumons «ho, Pépé !  ho, Berto ! ohé, Moko ! oho, mon Ronchonneau !», pour que le grand-père m’aperçoive ou m’entende de loin, me hèle enfin. Et tout le monde qui me photographiait, me filmait, avec des commentaires goguenards. Et de Berto, point : ça m’enrageait, je le sentais pourtant pas loin.

Et puis, le septième jour, harassé de fatigue et de courbatures, les muscles quasi tétanisés, alors que je repassais lentement une énième fois devant la Capitainerie, le long des Zattere, un vieux matelot me fit signe d’approcher. Ce n’était pas mon pépé, mais je débarquai quand même.

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