" Le deviseur du monde "

Nouvelle de Chantal Robillard
mise en page Jean-Antoine Scarpa

Un an après, nouvelle carte postale, plus exigeante, plus cassante : il la voulait sur le champ, sa barque, et cette fois à la Capitainerie du port, mille sabords ! Un autre oncle se dévoua, évidemment sans la Rosette, se perdit et revint quinaud lui aussi. Dans cette ville, le Berto demeurait invisible. Tout le village se gaussa.

Une paire d’années plus tard, à peine protégée sous une fine enveloppe « by air mail » et recommandée, troisième carte, représentant, spécialement pour nous, ses petits-enfants, un lion en pierre. Sauf qu’entre temps, ils étaient devenus ados patauds et boutonneux, les descendants. 

Le plus déluré, fit alors bravement, en douce, en stop, aux vacances de février suivantes, le long trajet. Crevant de faim et de froid, il faillit se noyer dans l’acqua alta du siècle, dont le courant, d’une force énorme, menait direct vers la haute mer et tua plein de monde cette année-là.

Il avait tout de même traîné un peu ses guêtres vers la fameuse Capitainerie, piétiné vaille que vaille sur les fameux chemins de bancs, par dessus l’eau qui inondait les quais en gros bouillons de vagues ; il avait vu dans le brouillard une sirène toute nue aux cheveux verts, deux ou trois clochers penchés sur leurs dix heures, et même une licorne blanche qui galopait sur un quai, mais de grand-père, point. Au retour, trois jours de retard au lycée, une bonne grosse colle, et au pain sec et à l’eau trois weekends de rang à la maison, ça lui apprendrait, mugissaient les parents.

Précédente          Suite ...