Pendant la guerre, d’ailleurs, la seconde mondiale, il avait participé à la bataille du rail : il nous contait de temps à autre sa peur de cheminot roulant, attentif à faire exploser les ponts juste après le passage de sa locomotive et du tender, car le reste, wagons et fourgon de queue, tout devait dérailler, mais pas lui, ni son mécano. Malchanceux, plusieurs compagnons avaient sauté avec leur train, les minuteries, mal bricolées, s’étaient déclenchées trop tôt. En gare, sur le quai numéro 1, «direction Paris», une plaque de marbre gris avec des noms de moins en moins dorés le rappelait ; il nous la lisait, commentait, il les connaissait tous. Et leurs petits-enfants, quand il y en avait, c’étaient nos copains de récré. Orphelins de grands-pères, les pauvres.

Gravure Patrice Goré

Pour la grande guerre, le pépé était encore gamin, c’était son père qui avait trinqué, et salement, à Verdun. On en avait rapatrié des morceaux encore vivants sur Bayonne, je vous demande un peu : pourquoi Bayonne, où il était enterré dans un cimetière poilu. Alors lui, Berto, devenu seul soutien de famille, il s’était engagé dans la marine en devançant l’appel, un an pile après l’armistice. Pour « faire bouillir la marmite » de sa mère, qui élevait trois petiots sur sa seule pension de veuve, il s’était fait mécanicien dans les entrailles des navires à vapeur, où il pelletait le charbon à tour de bras.

De là lui venaient ses fringales de lecture et ce goût du grand large, des panoramas terrestres vus de la mer : sept jours sur sept, à ne voir le soleil que par petits quarts, et le reste du temps, de jour comme de nuit, au noir, dans la fournaise, au trou, tout en bas. A tant s’en languir, qu’il les dévorait de ses yeux tout parpaillotants, aux escales, ces paysages et cet air salé, et les mouettes et les filles des ports. Les dimanches ? Bah, en mer, il ne savait pas ce que c’était : il connaissait juste le « quartier libre », à lire et relire ses auteurs favoris.