" Le deviseur du monde "

Nouvelle de Chantal Robillard
mise en page Jean-Antoine Scarpa

J’habite le deuxième étage d’un petit palazzo, sur les Zattere, une jolie maison en brique rose saumon, aux fenêtres blanches. Dans ma loggia, que je tiens en permanence dégoulinante de pétunias, pélargoniums et plumbagos, j’ai accroché avec des chaînes épaisses et solides ma barque à une place au plafond du balcon.

Ne levez pas le nez ! De grâce, ne la regardez pas, vous attireriez les touristes ! Du reste, dans l’ombre, cachée par les fleurs, en bleu paon sur le brun du bois, elle est quasi invisible d’en bas. Elle n’est pas là pour être remarquée, ma Rosette, surtout pas. Blottie au milieu, l’urne funéraire du grand-père, et juste à son côté «il milione, le divisament dou monde» en version bilingue, toscane et franco-italienne, dont je lui lis chaque jour un passage.

De ce certain point de vue, il devise avec Marco Polo, mon Berto, il rêve avec moi du grand Khan, et, selon sa dernière volonté, il profite à longueur d’année des beaux couchers de soleil. Pour lui, c’est enfin tous les jours dimanche.

Chantal Robillard
Copyright

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Notes de l'éditeur :

Lors d'une soirée de délire sur le forum, comme il nous en arrive de temps à autres, nous avions évoqué diverses hypothèses sur la raison de la présence de cette barque suspendue au milieu des pétunias.
Il est amusant de constater comment nous avons influencé le récit de Chantal

Albert(o) : probablement un Vénitien qui a connu l'acqua alta catastrophique de 66...

Stef* : J'opterais personnellement pour le rêve du 'maquettiste fou'!

Cloîtré dans son appartement depuis des années....
Des mille et des mille allumettes...
Des dizaines de kilos de glu...
Des centaines de pinces à épiler....

...Lui...qui a toujours eu le mal de mer!
 

Albert(o) : C'est p't'être tout simplement son futur cercueil, comme dans certaines cultures africaines où l'on met un point d'honneur à être enterré dans un cercueil qui ressemble à ce qui a fait notre vie... va savoir !

Jas : Ce n’est qu’un canoë-kayac !
Cet appartement est habité par un inuit exilé à Venise, qui attend avec la patience héritée de ses ancêtres, que la canal de la Giudecca soit pris par les glaces pour se lancer à la chasse à la baleine sur la lagune enfin transformée en banquise

Chantal : Il me plait bien, cet inuit exilé !
Je crois qu'il s'est reconverti en glacier renommé, ayant pignon sur les Zattere, sous un faux nom, italien bien sûr !
Non, en inuit on ne dit pas "vendre des esquimaux" : c'est tabou, ça fait cannibale !
C'est effectivement plus le fuselage d'un kayak que d'un sandolo, à mon avis.
ça ne le rend pas moins mystérieux... je demanderai à la Cenerentola ce qu'elle en pense ( elle en a vu défiler, des personnages énigmatiques !) et je m'y collerai ce weekend, entre deux concerts de Musica.