La malédiction du Carmagnole

Venise, San Giacomo dell'Orio, 30 novembre 2009.

Un brouillard hirsute molletonne les degrés du ponte Ruga Bella. Comme chaque fois qu'il pénètre dans le large campo, Roberto effleure machinalement l'arête inférieure du tabernacle suspendu au pied du pont et se signe d'une furtive croix.

- Attends moi là, lui intime son fils, ne bouge plus et admire le travail ! 

Sourire aux lèvres,  Roberto s'exécute. Le petit Giacomo court se porter à la hauteur de la cabine téléphonique collée à l'angle droit de l'étrange Teatro Anatomico et dépose un ballon à ses pieds.
Bien concentré, il reproduit mentalement la manœuvre à effectuer,

L'absolue nécessité est de frapper la première pierre à la gauche de l'arête du soubassement de la margelle de puits ornée d'une grande croix, là à moins de quinze mètres. L'affaire sera alors dans le sac : la balle en prenant de la vitesse claquera le muret de la sacristie, ricochera dans l'angle, disparaîtra quelques secondes pour rebondir sur la porte du cloître et par un savant jeu de contrecoups réapparaîtra en frôlant le réverbère pour retrouver la margelle et revenir sagement dans ses pieds.

Il a réussi ce tour des dizaines et des dizaines de fois, à la plus grande joie de ses camarades.

Il lève à peine la jambe. Le tir est magistral.

La balle heurte le puits et sa première pierre de gauche, prend de la vitesse pour résonner dans l'angle de la sacristie, disparaît vers l'entrée du cloître;

une seconde, deux trois et puis quatre... la boule de cuir demeure invisible.

- Mais enfin! Que se passe-t-il ?  Tempête Giacomo en courant vers la porte masquée du cloître.

Il revient furieux, son ballon sous le bras.

- Tout ça à cause de cet ivrogne vautré au sol !  lance-t-il à l'adresse de son père tout en s'éloignant balle au pied.

-  Un ivrogne ? Et où donc ?  S’esclaffe ce dernier en jouissant de la fuite désabusée de son rejeton.

Roberto découvre alors le dos arrondi d'un homme recroquevillé à même les pavés. Infirmier aux urgences de Zanipolo, il ne lui faut guère de temps pour comprendre    que l'individu ne mitonne pas une improbable ivresse.

Il est mort.

La tête tordue par un large bâillon trop  serré est quasi décollée du tronc et un des pieds dénudés a été profondément racorni par le feu.

 

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