L'ombre de Venise

Nouvelle d'Albert(o)

fin

- T'as trouvé ?
-  Bien sûr que je vous ai retrouvé !  Venise n'est qu'une île et, en en faisant le tour, on retombe forcément sur les même personnes.
-  Je ne te parlais pas de moi !  As-tu trouvé hier soir la solution à ton énigme ?
-  Comment l'aurais-je trouvé ?  Vous n'êtes pas venu !

L'inconnu baissa la tête comme si cette affirmation l'avait accablé, puis murmura :
-  Alors, ce n'est pas moi qui pourrais te faire comprendre quelque chose qui me dépasse, mais lui...

-  Qui ça lui ?  C'est de vous qu'il s'agit !  De votre attitude de perdant.  Secouez-vous !  Reprenez confiance en vous... vous avez un potentiel intact et qui ne demande qu'à se libérer, au lieu de cela vous croupissez dans cet endroit déserté par les rats !     

Quittez cette ville, travaillez !... ça ne devrait pas vous poser de problème et si vous aimez autant Venise que vous le dites, vous reviendrez, en touriste cette fois et c'est vous qui pourrez alors faire l'aumône à cette vieille dame qui ne semble pas avoir plus de ressources que vous !

               L'homme s’est figé et ses épaules se sont légèrement affaissées mais il ne m’a pas répondu directement.  D’ailleurs, je l’avais déjà remarqué, il ne répondait pratiquement jamais aux questions qui risquaient de le fragiliser.
Il se leva avec une brusquerie que je ne lui connaissais pas et grogna, sans me regarder :

- Adieu, ou plutôt ciao !... comme on dit ici !  Il te faudra revenir encore bien des fois pour comprendre, je le crains.  Ah !  Au fait !  Pour ta gouverne; sache que la République a toujours nourri le Lion !

Il me planta là, les bras ballants, l'esprit vide, avec ce goût caractéristique des défaites qui me montait des entrailles et cette dernière affirmation hors de propos en guise d'adieu.

Au bout de quelques minutes, alors que j'allais rebrousser chemin, il réapparu dans la lumière, de l'autre côté du petit canal qui barrait la ruelle.  Sans manteau, sans chapeau, je faillis ne pas le reconnaître.
-  Vois-tu, - dit-il en se retournant à demi, -  ces derniers mots qui se sont échappés de toi sans que la réflexion y soit vraiment pour quelque chose.  Ces mots, touristes et Venise, viennent de définir les limites précises de ma prison...

Les touristes vont et viennent de par la ville, emportant souvenirs et photos, pour les oublier un jour dans d’obscurs tiroirs refermés à jamais.
Les autres, ceux qui comme moi, ont une fois, juste une seule, senti peser sur leur poitrine la lourde patte du lion de Saint-Marc, ceux-là sont condamnés à rester ici.
Tu pourras toujours fuir Venise, c'est elle qui ne te quittera plus !

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Épilogue

Je ne suis jamais retourné à Venise et pourtant, elle ne me manque pas vraiment.  

Le clochard avait raison, elle est là, tapie dans un coin de l'inconscient, prête à faire ressurgir ses images, son histoire.

Insidieusement, elle a même réussi à supplanter mes racines.

J'y retournerai, c'est probable, mais ce ne sera jamais qu'un dépoussiérage du souvenir, une remise à niveau comme l'on dit maintenant car l'essentiel est là, quelque part, caché dans la transparence d'une aquarelle de Turner, dans ce détail ignoré qui se reproduit inlassablement dans toutes les photos anciennes, ou... ou sous cette cicatrice invisible à l'oeil, que m'a laissé la griffe de ce satané lion.

Ah oui !  J'allais oublier !  Si vous vous rendez  à Venise prochainement, ce que je vous souhaite de tout coeur, et si vous croisez, au coin d'un petit matin frileux, une ombre qui cherche à se confondre avec la grisaille des calli... fuyez !
Conseil d'ami !...

Albert Valée

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