Un soir , dans les rues de Petersburg , j'ai croisé Dostoïevski . Il eut cette phrase énigmatique : " La beauté sauvera le monde ." C'était il y a vraiment très longtemps . Tu vois Fédor Mikaïlovitch , je pense souvent à toi quand , à Venise , le calme chasse tes froids et l'effroi . A tous , je vous adresse cet essai poétique qui , je l'espère , vous plaira .

Les libellules

La nuque dans les foins coupés,
Aux doigts les renoncules dorées,
Le coeur dans les herbes lové,
L'humeur de cannelle enveloppée,
De tous mes cils refermés,
En Creuse, au moulin du Moutier,
Je dormais au soleil d'été.

Sous l'entoilure de leurs dentelles
Vinrent se poser des Demoiselles
Courbant les dactyles, leurs attelles,
Voûtant les fléoles citronnelle
Guettant les lotiers, les airelles.
Mais Dieu-Seigneur, qu'elles étaient belles,
Ces éphémères, ces Éternelles!

Au coeur du ballet magnétique,
Le vrombissement de leurs élitres
Déclencha l'énergie quantique
Sous le feu des arcs électriques,
Me plongeant dans des fonds Antiques.
Je descendis dans les Abysses,
Le corps raidi comme une éclisse.


Félix Ziem "Trabaccolo" détail

La pale fendait les eaux près de San Trovaso
Poussant vers le squero les étraves noir sanglot
Quand les voiles indigo de l'insecte, roi des flots,
Dévoilant leur réseau, ouvrirent leurs grands panneaux
Que fais-tu libellule posée sur le ferro
Qui doucement ondule au bout de ce rio ?
Écoutes Vénitien, je m'arrête chez toi.
J'arrive des bohémiens, des rivages hongrois,
Des vallons autrichiens, du Danube, de son froid,
Des tropiques vietnamiens, du sourire des Chinois,
Des maharadjahs indiens, de la route de la Soie,
Des déserts canadiens, des champs de l'Illinois,
Du fleuve babylonien, du Rio de la Plata.
Comme des fragments d'errance venus du monde entier,
Mes ailes de poussière ici ont déposé
Les ors et les lumières des anciennes cités,
De Byblos à Byzance, de Pékin au Pirée.
Des tréfonds de l'Orient je vous ai ramené,
En échange du verre, bien des trésors secrets:
De fabuleuses pierres, les étoles sacrées
Pour les cérémoniants des églises sanctifiées.
En secouant mes rémiges ici j'ai dispersé
Les ocres rouges et bruns des tuiles bien rangées,
Les patios élégants de ces moucharabiehs 
Qu'une folie de vertiges n'a jamais dérangés.
Mon chantier c'est la Terre, je viens le surveiller.
Mon royaume c'est l'Éther, je ne fais qu'y danser :
Comme moi est éphémère et plein d'éternité.
Ce soir je partirai l'esprit rasséréné ;
Venise survivrait à toutes les Belles de Mai.
Au revoir, amitiés, salut mon gondolier !

La plainte est un malheur, la quête une douleur
Au défilé des heures dépourvues de couleurs
Quand sortant des roseaux l'insecte roi des flots
Inonda le molo de l'encre des indigos.
Que fais-tu libellule aux revers des pinceaux
Qui lèvent Sainte Ursule à la droite du Très Haut.
Écoutes Vénitien, moi fille de Tiziano
Je t'apporte les carmins, le cobalt des flots.
Voici les outremers, le murex phénicien
Des madones tutélaires, les cyanés tahitiens
Sur le moussu des pierres, au pied des murs anciens.
Parfois, mes blancs amers en couvrant le bassin
Privent l'astre solaire, ravagé de chagrin,
De ses nacres incendiaires qui rosissent les matins.
Comme des prismes intimes que chacun porte en soi,
Mes regards à facettes ont irisé le monde,
Chauffant sur leur palette l'huile intense et féconde
De cent miroirs sublimes qui rayonnent sous les toits.
Mes ailes poussiéreuses ici ont protégé
Le front du Véronèse, la fièvre du Tintoret,
Les anges dans la fournaise, Saint Roch pestiféré,
Une mer impérieuse qui ne fait qu'irradier.
Voyez Ambassadeurs de la divine sainte,
Voyez, je vous supplie, au coeur de ce tableau
Les vierges d'Italie, l'âme de Carpaccio
Qui tiennent ma candeur et reçoivent mon étreinte.
Pour Venise, sa survie, ils n'ont cessé de peindre
Les tentures chamarrées, les postures de reines,
Les regards élancés, les Amours sereines ;
Le monde est infini à qui veut bien l'atteindre.
Au revoir, amitiés, salut mes costumiers !

 


Ettore Tito "Lagune" détail

 

 

 


Paul Signac "la voile verte" détail

L'eau ne fait que grimper au quai des Istriens :
Une peine de damnée, un cauchemar ancien,
Quand des fers cadencés montant au Rialto
Vinrent à se rapprocher du Magistère des Flots.
Que fais-tu libellule sur ces épaules tatouées,
Ces forces et leur férule venues se rassembler ?
Écoutes Vénitien, ne sois donc pas surpris,
Les muscles des galériens n'auront jamais failli.
Pour une enfant perdue au large de Vénétie,
Les voici revenus de leur chère Dalmatie,
Pour demain ramener l'oriflamme de Candie,
Les drapeaux de Morée aux murs de Scamozzi ;
On les croyait fanés, les voilà rafraîchis !
Gonflées par l'aquilon, ce loup d'Adriatique,
Mes ailes de poussière en toile d'indigo,
Retrouvant la lumière aux passes du Lido,
Sans arrêt cingleront aux feux de Dubrovnik.
Puis nous irons quérir, non plus l'or et l'encens,
Non plus la myrrhe, l'argent, mais les hommes, leurs tourments,
Leurs rires et le temps des Roses et des serments
M'empêchant de mourir, de périr m'empêchant.
Voici la taille de pierre qui a construit Paris,
Voici le rythme d'ébène des nouvelles Antilles,
Les Arabes d'Avicenne, les Chinois de Manille,
La grandeur des Chimères qui reviennent aujourd'hui.
Cité universelle aux allures singulières,
Elle recouvre d'amour son limon éternel.
On aimera toujours ce qui est irréel ;
Le monde entier ruisselle d'envies particulières.
Débarquant sur tes quais, il vient pour te sauver :
Au revoir mon aimée, reprends ta Liberté !

 


Joseph Heintz le Jeune

Qui  d'entre vous n'a vu sur la rive des Dalmates
Le chagrin retenu d'une reine odonate
Ne saura jamais plus ce qu'est la nostalgie
Des charmes inconnus du corail d'Italie.
Cette belle éphémère depuis s'en est allée
Rejoindre, solitaire, les lointaines contrées
Après avoir drapé ses ailes de poussière,
Tantôt de mordoré, tantôt de mille pierres.

Depuis ces temps immémoriaux,
Le lion, empereur des animaux,
Porte des ailes de vaisseau
Pour protéger l'immense radeau
Dans l'équilibre de ses eaux
Quand les secousses des allégros
Ou l'élégance des adagios
Bondissent sur le calme des flots.

Comme l'entoilure de dentelles
De nos anciennes Demoiselles.

 Cotton Gérard


Michele Giambono
"le lion de Saint-Marc"

 

 

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