La
pale fendait les eaux près de San Trovaso
Poussant vers le squero les étraves noir sanglot
Quand les voiles indigo de l'insecte, roi des flots,
Dévoilant leur réseau, ouvrirent leurs grands panneaux
Que fais-tu libellule posée sur le ferro
Qui doucement ondule au bout de ce rio ?
Écoutes Vénitien, je m'arrête chez toi.
J'arrive des bohémiens, des rivages hongrois,
Des vallons autrichiens, du Danube, de son froid,
Des tropiques vietnamiens, du sourire des Chinois,
Des maharadjahs indiens, de la route de la Soie,
Des déserts canadiens, des champs de l'Illinois,
Du fleuve babylonien, du Rio de la Plata.
Comme des fragments d'errance venus du monde entier,
Mes ailes de poussière ici ont déposé
Les ors et les lumières des anciennes cités,
De Byblos à Byzance, de Pékin au Pirée.
Des tréfonds de l'Orient je vous ai ramené,
En échange du verre, bien des trésors secrets:
De fabuleuses pierres, les étoles sacrées
Pour les cérémoniants des églises sanctifiées.
En secouant mes rémiges ici j'ai dispersé
Les ocres rouges et bruns des tuiles bien rangées,
Les patios élégants de ces moucharabiehs
Qu'une folie de vertiges n'a jamais dérangés.
Mon chantier c'est la Terre, je viens le surveiller.
Mon royaume c'est l'Éther, je ne fais qu'y danser :
Comme moi est éphémère et plein d'éternité.
Ce soir je partirai l'esprit rasséréné ;
Venise survivrait à toutes les Belles de Mai.
Au revoir, amitiés, salut mon gondolier !
La
plainte est un malheur, la quête une douleur
Au défilé des heures dépourvues de couleurs
Quand sortant des roseaux l'insecte roi des flots
Inonda le molo de l'encre des indigos.
Que fais-tu libellule aux revers des pinceaux
Qui lèvent Sainte Ursule à la droite du Très Haut.
Écoutes Vénitien, moi fille de Tiziano
Je t'apporte les carmins, le cobalt des flots.
Voici les outremers, le murex phénicien
Des madones tutélaires, les cyanés tahitiens
Sur le moussu des pierres, au pied des murs anciens.
Parfois, mes blancs amers en couvrant le bassin
Privent l'astre solaire, ravagé de chagrin,
De ses nacres incendiaires qui rosissent les matins.
Comme des prismes intimes que chacun porte en soi,
Mes regards à facettes ont irisé le monde,
Chauffant sur leur palette l'huile intense et féconde
De cent miroirs sublimes qui rayonnent sous les toits.
Mes ailes poussiéreuses ici ont protégé
Le front du Véronèse, la fièvre du Tintoret,
Les anges dans la fournaise, Saint Roch pestiféré,
Une mer impérieuse qui ne fait qu'irradier.
Voyez Ambassadeurs de la divine sainte,
Voyez, je vous supplie, au coeur de ce tableau
Les vierges d'Italie, l'âme de Carpaccio
Qui tiennent ma candeur et reçoivent mon étreinte.
Pour Venise, sa survie, ils n'ont cessé de peindre
Les tentures chamarrées, les postures de reines,
Les regards élancés, les Amours sereines ;
Le monde est infini à qui veut bien l'atteindre.
Au revoir, amitiés, salut mes costumiers !
|
Ettore Tito "Lagune" détail
Paul Signac "la voile verte"
détail
|