Impression fugitive

" Quelle barbarie que nos musées! C'est comme si l'on arrachait au hasard des feuillets de livres différents et écrits en des langues différentes pour les relier en un somptueux volume : voilà ce que sont nos musées. …/… Arrachées de l'endroit auquel les rattachent toutes leurs préférences et toutes leurs capacités, ces oeuvres d'art sont sans patrie et alignées comme des orphelins …"

Rainer Maria Rilke  " Journal florentin "

Nous avons très souvent la chance, à Venise, d'admirer les oeuvres dans le cadre pour lequel elles ont été créées.

C'est particulièrement évident aux Frari avec l'Assomption de la Vierge, oeuvre majeure du Titien et avec Bellini qui va jusqu'à reproduire dans son triptyque, les colonnes de l'autel pour lequel il a été conçu. Les exemples sont multiples ; l'église de San Sebastian a-t-elle été bâtie autour de l'oeuvre de Véronese ou l'inverse ? et que dire de San Pantalon qui sert de fondations aux audaces d'un Fumiani.

Cette osmose entre Venise et ses artistes nous les rend presque familiers, particulièrement présents … si présents que … mais laissez-moi vous conter une très fugitive mais intense émotion qui m'a saisi par une torride journée d'août sur le pont du Rialto.

Ce jour là,.l'air est lourd à souhaiter l'orage . Une longue flânerie dans Cannaregio sur les pas du Tintoretto m'a conduit devant sa maison Campo dei Mori, sur le rio della Sensa.

A la Madonna dell'Orto, profitant de la fraîcheur de son église, j'ai longuement contemplé ses oeuvres  …

 Puis, souhaitant poursuivre ma rencontre avec le peintre, je me dirige vers la Scuola San Rocco. 

Les pensées tout imprégnées du Maestro, je passe le pont du Rialto en laissant courir ma main sur le parapet, lisse, lisse des innombrables mains qui au travers des siècles ont poli le marbre …
A cette pensée, un picotement, comme une légère décharge électrique, parcourt ma main et mon avant bras me dressant les poils.

Curieux, vaguement inquiet, je regarde cette main que je ne reconnais pas … 
plus nerveuse, plus vieille aussi, et ces tâches ? c'est de la peinture !!!  …

Saisi d'un étourdissement je m'arrête , hébété, j'observe cette main qui semble se dédoubler, son double continuant une fraction de temps sa glissade sur le marbre lisse pour s'évaporer ensuite dans la vibration de l'air surchauffé.

La chaleur …. C'est la chaleur, me dis-je en poursuivant mon chemin, non sans avoir vérifié que la main au bout de mon bras est bien la mienne.

Jas

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